Le Mois de Marie des Madones Nantaises
Le Mois de Marie des Madones Nantaises
Abbé Ricordel
Douzième jour
Notre Dame des Langueurs
Après la fête de la Chandeleur, ne tarde pas a venir celle de la Compassion ou de Notre Dame des Sept Douleurs, que l’Eglise célèbre le vendredi, avant-veille du dimanche des Rameaux. Pour suivre l’ordre des mystères, dans lequel je me tiens le plus possible, je viens vous parler ce soir d’un pèlerinage relativement récent, mais vénérable pourtant déjà par son antiquité, puisqu’il comptera bientôt trois siècles d’existence ; vénérable surtout par son origine et par la dévotion qu’il inspire a toute la contrée environnante : Notre Dame des Langueurs.
Au mois de juillet 1637, un terrible fléau, la peste, apparaît subitement et jette l’épouvante dans la paroisse de Joué. Il sévit dès l’abord avec une intensité effrayante. Le cimetière paroissial étant devenu bientôt insuffisant, et le transport des cadavres pouvant d’ailleurs contribuer à répandre la contagion, on enterre à la chapelle rurale de Saint Donation ; on improvise même un nouveau cimetière, a une lieue du bourg, au milieu d’une lande solitaire située entre les gros villages de Franchaud et de la Mulonnière, en un lieu désigné maintenant a la piété du peuple par la croix du Désert.
Deux pieuses filles, les sœurs Martin, habitant cette partie de la paroisse dont on a formé depuis la chapellenie de Notre Dame des Langueurs, eurent la pensée de faire un vœu à la sainte Vierge. Les paysans des villages voisins approuvèrent leur initiative et tous promirent d’ériger une chapelle à Marie, si elle écartait le fléau. Notre-Dame entendit ce confiant appel : la peste cessa immédiatement dans ces villages, alors qu’elle continua de désoler le reste de la paroisse jusqu’au mois de décembre.
Les villageois se mirent en devoir de tenir leur promesse. Mais qui posséderait la précieuse chapelle, ex-voto de la commune reconnaissance ? Le village de Franchaud prétendait y avoir des droits incontestables, sans doute parce qu’il était la plus importante agglomération du quartier ; les habitants de quelques pauvres maisons, juchées sur la lande de Vioreau, y prétendaient aussi. C’est alors, au dire du moins de la légende, que le Ciel intervint en faveur de ceux-ci.
Un fait merveilleux se produisit, qui rappelle l’apparition de l’archange saint Michel au mont Gargan, et dont témoigne la tradition unanime du pays. Un cultivateur de la Lirais, hameau de la paroisse d’Abbaretz, situé sur les confins de Joué, envoyait chaque jour, comme d’ailleurs tous ses voisins, paître ses troupeaux sur l’immense lande alors indivise de Vioreau. Vers ce temps, il remarqua qu’un de ses bœufs devenait sensiblement plus gras et plus beau que les autres. Craignant, dans sa délicatesse, que, par défaut de surveillance, l’animal ne quittait la lande pour faire des excursions dans les champs, il interrogea le patour. Celui-ci répondit que le bœuf restait constamment sur le pâtis commun et qu’il prenait la même nourriture que les autres. Le propriétaire voulut en avoir le cœur net et fit suivre le boeuf. On remarqua que celui-ci, au sortir de l’étable, relevait la tète, finirait l’air d’un certain côté, puis, d’un pas ferme et rapide, sans courir toutefois, se dirigeait vers un point de la lande, toujours le même. Il s’arrêtait près d’un buisson de houx et y restait de longues heures, jusqu’à ce qu’on le forçât de rentrer à l’étable. Il ne mangeait pas, seulement il léchait de temps en temps une grosse pierre cachée sous la verdure. La curiosité du paysan fut piquée au vif, et bientôt tous les voisins, informés de ce fait étrange, accoururent. Ils soulevèrent, a force de bras, l’énorme bloc et, ô prodige ! ils aperçurent, dans une cavité souterraine, une statue assez grande et deux autres plus petites. La première était une Pietà, c’est-à-dire représentait Marie, la mère des douleurs, avec, sur ses genoux, le corps inanimé de son Jésus ; les statuettes représentaient Saint Eutrope, premier évêque de Saintes, et sainte Marguerite d’Ecosse.
On comprend l’enthousiasme de ces bons villageois, à cette merveilleuse découverte. Ils se rappelèrent alors que la tradition signalait l’existence d’une antique chapelle dans ces lieux et que, plus d’une fois, leur enfance avait pâli au récit d’une légende la même d’ailleurs que l’on raconte aux abords de tous les vieux sanctuaires de nos campagnes. On disait, et l’on dit encore a Joué, qu’un paysan du voisinage, pénétrant un jour dans la chapelle, y avait trouvé un prêtre prêt a célébrer la sainte messe, qui l’avait prié de la lui servir. Le saint sacrifice terminé, l’officiant avait disparu. Non sans promettre a son clerc improvisé une place près de lui dans le paradis. C’était pure légende, mais qui prouvait l’existence de la chapelle. Il est une autre preuve qui ne permet pas de la contester : une très ancienne charte du cartulaire de Saint-Florent mentionne, au XIIe siècle, dans la paroisse de Joué, une chapelle dédiée à Sainte-Marie de la Lande.
Les paysans n’hésitèrent plus ; là, de par Dieu lui-même, devait s’élever la chapelle votive. On se mit immédiatement à extraire de la pierre et deux premières charretées furent transportées sur la lande. Cependant, malgré le miracle, si l’on en croit les gens de Langueur, le village de Franchaud s’obstina dans ses prétentions, et il fallut une seconde manifestation du Ciel pour qu’il avouât sa défaite. Quelques-uns de ses habitants vinrent clandestinement enlever les pierres déjà déposées sur la lande et les transportèrent, a l’entrée de leur village, dans un champ que la tradition désigne encore. Mais le lendemain matin, sans qu’on pût relever aucune trace de pas ou de chariot, les pierres se retrouvèrent sur le premier emplacement. Cette fois, tout le monde fut d’accord. On commença sur le champ la construction et l’on fit reposer un des angles de la chapelle sur le bloc de pierre qui avait préservé, pendant des siècles peut-être, la statue de Notre-Dame.
La première pierre de l’humble monument fut solennellement bénite, le 12 octobre 1637, par missire Thomas Gaultier, recteur de Joué, qu’assistaient Nicolas Guybour, prêtre de la paroisse, et Jean Foret, vicaire d’Abbaretz. L’oeuvre enfin terminée, la Pietà miraculeuse fut mise à la place d’honneur, entourée des deux statuettes, et on la salua du titre désormais consacré de Notre-Dame des Langueurs.
Je n’ai pas besoin de dire avec quel empressement les pieux fidèles de la contrée vinrent lui rendre leurs hommages. Les archives nous donnent la preuve de l’attachement de ces braves gens a leur chapelle. Malgré leur peu de fortune, plusieurs y firent des fondations, et, au premier rang des donateurs, on trouve les Martin, de la Braudiére, peut-être les deux vieilles filles qui avaient en l’initiative du vœu, du moins quelqu’un de leur parenté.
L’origine doublement merveilleuse de la chapelle la rendit chère, non seulement aux habitants de Joué et des paroisses voisines, mais a ceux de toute la région. La fête patronale fut nécessairement la Compassion de la sainte Vierge, et un grand pardon y attira chaque année la foule. Il avait lieu le samedi, veille du dimanche des Rameaux, jour où dans le diocèse de Nantes on honorait alors ce mystère. Les pèlerins accouraient de tous les villages d’alentour, même d’Ancenis, même des paroisses angevines de la rive gauche de la Loire. Les Rogations fournissaient aux fidèles de Joué une autre occasion de montrer leur dévotion à Notre Dame des Langueurs : un des trois jours, la procession s’y rendait, et l’on y célébrait la messe de station. La paroisse y retournait encore le 15 août. De bonne heure dans l’après-midi, malgré la chaleur et la longueur du chemin,clergé et fidèles se mettaient en rangs de procession, pour se rendre à la chapelle de Notre-Dame, où, sitôt arrivés, ils chantaient solennellement les vêpres ; et c’était un spectacle à la fois curieux et touchant de voir tous ces bons paysans assis ou agenouillés sur la lande, pendant que les prêtres officiaient dans la chapelle, trop étroite pour contenir la foule.
La Révolution respecta la chapelle et le pèleninage continua. Seulement, à l’aurore du XIXe siècle (1811), le grand pardon de la Compassion changea de caractère : une foire fut établie par l’autorité civile au village de Langueur, et ce ne fut plus seulement la piété qui attira le peuple.
En 1864, la chapelle fut érigée en succursale de Joué, et il fallut l’agrandir. Depuis ce temps, des transformations plus radicales ont été opérées. Une église plus spacieuse et plus belle a été construite à quelques pas de l’ancienne, et celle-ci a été renversée. L’antique Pietà a été transportée dans le nouveau monument ; mais les deux statuettes, ses compagnes de tant de siècles, n’ont pas été jugées dignes d’occuper une place a ses côtés. Un bon chrétien, ami des antiques traditions, celui-là même a qui nous devons une bonne part de nos renseignements, les a pieusement recueillies.
Les pèlerinages continuent à Notre Dame des Langueurs, et le grand pardon des temps passés n’a pas complètement disparu. Les paysans n’y viennent pas seulement faire des achats ou des ventes ; beaucoup ont pour but principal d’honorer la sainte Vierge. On y chante solennellement la messe, et, depuis l’ouverture de la halte du Pavillon, les pèlerins, amenés par le chemin de fer et dont on a soin d’attendre l’arrivée avant de commencer l’office, se présentent plus nombreux encore qu’autrefois.
Vous savez, mes Frères, pourquoi Marie est appelée Notre Dame des Sept-Douleurs : c’est parce qu’elle a souffert tous les jours de sa vie, particulièrement au Calvaire ; c’est parce qu’en elle s’est réalisée la prophétie du vieillard Siméon : « Un glaive de douleur transpercera votre âme ». Mais savez-vous pourquoi Marie, la toute pure, l’lmmaculée, a souffert de la sorte ? Savez-vous pourquoi la compassion de la Vierge accompagna la passion du Sauveur ? La douleur est l’expiation nécessaire du péché, et c’est pour cela qu’elle apparut dans le monde immédiatement après le péché, comme châtiment du péché : « In dolore paries, Tu enfanteras dans la douleur ». Pour expier dignement le péché, il fallait qu’un homme, représentant de ses frères, endurât une immense douleur, il fallait de plus que cette douleur fût soufferte par un cœur très pur, et qu’elle fût infinie. C’est la raison d’être de l’Incarnation : pour expier les péchés de ses frères, Jésus-Christ, l’Homme Dieu, mérita d’être appelé l’Homme de la douleur. Mais une femme, Eve, avait concouru au péché de l’homme : ne semblait-il pas convenable qu’une femme, toute sainte et toute pure, participât à la douleur de l’Homme-Dieu ? Voilà, mes frères, la raison de la compassion de Marie. Notre Dame des Sept-Douleurs, c’est la corédemptrice.
Si la très sainte Vierge nous donne de la sorte une grande preuve d’amour, elle nous donne en même temps une grande leçon de choses. Rappelez-vous le mot si connu de saint Paul : « J’accomplis dans ma chair, disait-il, ce qui manque à la passion de Jésus-Christ », et il ajoutait : « Voilà pourquoi je me réjouis dans les maux que je souffre pour vous ». C’est la douleur qui expie,Jésus-Christ a pris a sa charge la grosse part du fardeau, mais il a voulu, et ce n’est que justice, que nous en portassions une petite part aussi. Donc nous devons souffrir, sans cela la passion, pour ce qui nous concerne, resterait incomplète, et nous ne pourrions pas être sauvés : voilà ce que Marie, plus éloquemment que saint Paul, nous prêche du pied de la croix. Au lieu donc de murmurer contre la douleur, apprenons, par l’exemple de notre Mère, a rester debout quand elle nous frappe, et a porter vaillamment notre fardeau. En même temps demandons-lui de nous obtenir du courage dans nos souffrances et nos peines. Demandons-lui enfin, car sa bonté nous y autorise, d’imiter les mères de la terre qui partagent et conscient les douleurs de leurs enfants, et d’alléger notre fardeau, en nous procurant secours et consolation.
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