Le Mois de Marie des Madones Nantaises
Le Mois de Marie des Madones Nantaises
Abbé Ricordel
Vingt-neuvième jour
Notre Dame de Contratacion
ou du Commerce
Je voudrais vous parler ce soir d‘un vocable de la très sainte Vierge à Nantes, inconnu sans doute à la plupart d’entre vous. Du XVe au XVIIIe siècle, il fut cher a beaucoup d’habitants de cette paroisse et, de nos jours, il conviendrait encore à bon nombre des paroissiens de Saint Nicolas. C’est Notre Dame de la Contratacion, ou en français, car le mot contratacion est espagnol, Notre Dame du Commerce.
Mais comment une dévotion nantaise pouvait-elle avoir un nom espagnol ? À l’époque dont j’ai parlé, il y avait un très grand nombre d’Espagnols à Nantes ; et l’on peut affirmer qu’ils avaient en mains une grande partie du commerce de cette ville. Ils étaient, suivant l'expression, commune alors et que j'ai déjà employée, marchands à la Fosse, c’est-à-dire, armateurs et riches armateurs, car la plupart des terrains de ce quartier leur appartenaient. Plusieurs sans doute rentrèrent dans leur pays d’origine avec la fortune qu’ils avaient amassée ; beaucoup aussi devinrent définitivement nos concitoyens. Ils mêlèrent le sang des Hidalgos a celui de nos meilleures familles, et plusieurs d’entre eux arrivèrent aux postes les plus éminents. On en vit s’asseoir dans le fauteuil des Maires de Nantes ou sur les sièges fleurdelisés des présidents de la Chambre des Comptes ou du Parlement de Bretagne.
Isolés sur la terre étrangère, ils éprouvèrent tout d’abord le besoin de se grouper et formèrent une compagnie. qui, composée de commerçants, ne tarda pas a devenir une Bourse. Ils se réunissaient dans la Tenue d'Espagne, dont la rue de ce nom perpétue le souvenir en Saint-Donatien ; ils se réunissaient aussi, pour leurs affaires, tout prés d’ici, dans la maison et le jardin de la « Nation d‘Espagne », que rappelle le Café des Quatre Nations.
Leur compagnie, dont faisaient déjà partie plusieurs commerçants nantais existait depuis de longues années quand, le 29 décembre 1493, le roi Charles VIII, mari de notre duchesse Anne, la rétablit dans tous ses droits. Ses membres nantais jouissaient de précieux privilèges à Bilbao et dans d’autres villes d’Espagne ; en revanche, les commerçants espagnols avaient aussi des privilèges à Nantes.
Fidèles aux traditions de leur pays, où la foi est profonde et le culte de la sainte Vierge plus développé que partout ailleurs, les fondateurs de la société de Contratacion en firent une confrérie, et la placèrent sous le patronage de Notre Dame.
C’est dans l‘église des Cordeliers, dont les ruines lamentables se voient encore, à droite du choeur, que se trouvait la chapelle de la Nation d'Espagne, centre de notre confrérie. Ses membres, tous opulents et dévoués à Marie, se plaisaient à enrichir leur sanctuaire national. Partout, sculptées sur les murailles ou peintes dans les vitraux, étincelaient les armes de Castille, de Léon, d‘Aragon, de Biseaye ; partout, sur les riches mausolées dont son enceinte était encombrée, se lisaient des noms espagnols, francisés parfois, reconnaissables toujours, des Darrande, des Ruys, des Myrande, des Complude, des Despinoze, d‘autres encore, tous connus à Nantes comme en Espagne, tous marchands à la Fosse. La petite chapelle était comme un coin, comme une vision de la patrie lointaine.
Les opérations commerciales de la Contratacion avaient lieu dans la maison de la Nation d’Espagne ; ses réunions pieuses dans la chapelle des Cordeliers. La confrérie était présidée par un consul, encore un mot qui sent le négoce élu chaque année par les confrères, et dans la liste de ces présidents on trouve, non seulement les noms les plus notables de la colonie espagnole, mais aussi ceux des plus célèbres commerçants nantais de cette époque. Chaque nouveau membre fait, en entrant, serment « d’honneur et de probité » ; prend l'engagement de se trouver « ès-jours de festes ordonnées à la chapelle des Cordeliers, aux processions et offertes » ; remet quatre écus au trésorier de la compagnie ; enfin donne une « aumône aux pauvres et à Sainte Clère » à la manière accoutumée, selon sa volonté.
A la mort d'un confrère, le lendemain de son enterrement, l'association faisait célébrer aux Cordeliers une messe de Requiem « à haulte voix ». Pour cela elle avait fait la dépense d'un drap de velours, que l'on devait rapporter fidèlement, après le service, « au logeix de Monsieur le Consul ».
Un accord avait été passé avec les Cordeliers pour le service de la confrérie : les marchands espagnols étaient pieux et sans doute mais du faste, aussi les cérémonies étaient nombreuses et devaient être solennelles.
Il y avait trois processions chaque année, celles de la Chandeleur et des deux fêtes-Dieu. Les confrères y devaient assister, sous peine de payer un écu de soixante sols. Aux processions des fêtes-Dieu, tous les religieux devaient être « chappés », et tenir à la main un cierge. Le Saint Sacrement devait être porté d’abord autour du cloître où un reposoir était dressé, puis dans les deux cours de la maison, et revenir, par la rue, dans l’église. Une seconde bénédiction était donnée à l’autel de la chapelle espagnole, et le Saint Sacrement était reporté au maître-autel.
Les religieux devaient en outre chanter vingt grand’messes solennelles, avec diacre et sous-diacre, chantres et enfants de choeur. Le jour du Sacre et de son octave, qui étaient évidemment les deux principales fêtes de la confrérie, la messe devait être célébrée avec plus de pompe : aux ministres des fêtes ordinaires s’ajoutaient un prêtre assistant, un maître des cérémonies, quatre chantres chappés, et tous les religieux de la communauté devaient être présents au grand choeur.
Les membres de la confrérie assistaient fidèlement à ces fêtes ; ils devaient, en outre, aller six fois par an à « l’offerte » ; le consul donnait un écu au célébrant de l’Epiphanie, ordinairement le religieux qui avait été roi « à la cérémonie du gâteau ».
Deux fois par an, le jour du Sacre et celui de l’octave, les confrères se réunissaient dans un déjeûner commun. Ils avaient à leur disposition, pour cette fin, une des salles de la communauté, et, pendant longtemps, ce fut une salle particulière qui portait leurs armes au plafond.
Comme tant d’autres, la confrérie tomba au XVIIIe siècle, en 1733. Depuis longtemps déjà, elle ne comptait plus d’Espagnols. On a au même décidé, en 1662, de ne plus admettre aucune personne qui ne fût « originaire de la ville ou faubourgs, ou marié avec femme ou fille de ladite ville ou faubourgs ». En outre, pour y être admis, il fallait l’avis favorable de douze membres et du consul. La confrérie n'était plus espagnole ; en revanche, elle était bien nantaise.
Jésus-Christ, en nous apprenant à prier, a mis ces paroles sur nos lèvres : « Donnez-nous aujourd’hui notre pain de chaque jour ». Il ne nous interdit donc point de lui demander les biens temporels, et l'Eglise, par les usages et les prières de sa liturgie, nous en donne l’exemple. Nos ancêtres le savaient bien; ils ne manquaient point d’intéresser les saints à leurs affaires et d’appeler la bénédiction de Dieu sur toutes leurs entreprises. Aussi, quand nos « marchands » nantais construisirent une Bourse pour leur commerce, ils voulut y joindre une chapelle et y attacher un aumônier. Ces riches armateurs qui, le soir, s’en allaient fièrement à la Bourse, en habit de soie et l’épée au côté, ne rougissaient pas de s’agenouiller le matin dans leur chapelle de Saint Julien, pour recommander au maître de la tempête les bateaux chargés de richesses, qu’ils expédiaient sur les océans. Les mêmes motifs et la même confiance les conduisaient aux autels de Notre-Dame, et les portaient à s'enrôler dans ses confréries. Vous donc, mes Frères, qui cherchez à acquérir, dans le commerce ou l’industrie, l’aisance et même la fortune, et vous qui demandez simplement à un travail plus modeste le pain de chaque jour, suivez ces exemples, priez Dieu et la Vierge de vous bénir.
Toutefois, n’oubliez pas ceci : les commerçants d’autrefois respectaient Dieu. ses mystères, son nom et ses commandements. Alors, on ne violait pas la sainte loi du dimanche par un travail maudit ; alors, à l'exemple de notre Jacques Cassard, qui imposait, même à des flibustiers, sous peine « de perdre leur part » de prise, l’engagement de ne pas « jurer le nom de Dieu », on ne souffrait pas dans les magasins ou les ateliers les impiétés et les blasphèmes ; alors, on s’agenouillait à la table sainte, et bien rares étaient ceux qui ne remplissaient pas « leurs devoirs ». De même, si vous voulez que Dieu écoute vos prières, il ne faut pas insulter à son nom, attaquer ses mystères, fouler aux pieds ses lois ; si vous voulez que la Mère vous protège, il ne faut pas crucifier a nouveau le Fils.
Les membres de notre confrérie faisaient serment « d‘honneur et de probité ». Ils savaient le tenir. À cette époque, la probité commerciale était intacte, la parole du marchand valait un contrat, la fraude était inconnue, la marchandise toujours de bon aloi. Tous aujourd’hui, parmi ceux qui se livrent au commerce ou à l‘industrie, seraient-ils dignes d’un tel éloge ? Peut-être serait-il imprudent de l’affirmer. Pour vous, mes Frères, si vous voulez que Marie vous protège, et que Dieu vous bénisse, vous marcherez sur les traces de vos pères, vous tiendrez votre « serment d‘honneur et de probité ».
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